Saliba Doueihy: Fondateur d’un art novateur

Prestige N°1, Juin 1993

 

Une forte personnalité de créateur n’hésitant pas à se remettre constamment en question

Au sens esthétique, l’âme désigne le principe qui insuffle à la toile sa vie, ce qui permet au souffle d’animer la matière, transformant ainsi le peintre en une puissance créatrice, en un nom: Saliba Douaihy. Cet initié, doté du privilège, voire du pouvoir suprême de créer, marque d’une forme de spiritualité, la toile étant désormais la médiatrice, celle qui permet l’inscription mystique et transcendantale du peintre. Retracer l’itinéraire de sa vie, c’est pénétrer dans un univers chatoyant où se côtoient les couleurs, la lumière, la vie; c’est s’imprégner d’emblée d’une légende vivante. C’est à Ehden, cette petite ville de Zghorta, qu’est né le 14 septembre 1912 Saliba Douaihy. Son enfance s’imprègne ainsi de cet univers mythique qui deviendra pour lui le symbole d’une forme de spiritualité, le lieu sacré de l’enfance, une vallée chargée d’histoire et de méditation. A l’éveil de sa vocation, vers seize ans, son père l’amène à Beyrouth et confie son initiation, au grand maître de la peinture, Habib Srour. II associe le jeune garçon à ses commandes de peinture picturale murale. Le jeune Saliba travaille sous sa direction pour 4 ans, de 1928 à 1932. Cet être talentueux, animé du désir d’apprendre, reçoit une bourse du gouvernement libanais, l’incitant ainsi à continuer ses études à Paris, carrefour par excellence d’un monde culturel et artistique. Il s’imbibe de la culture véhiculée par l’Ecole Européenne des Arts, fréquentant les ateliers de Paul-Albert Laurence, de Louis Roger ou les cours de Duco de la Huille. II visitera les salles du Louvre, se familiarisera avec l’art byzantin. II réussit le concours d’entrée en 1932 à l’école des Beaux Arts et obtient son diplôme en 1936.

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© Tony Hage

De solide stature, plein d’allant et de vitalité malgré le poids des ans.
 
LA PERIODE CLASSIQUE. En 1936, il part pour quelque temps à Rome et retourne au Liban dans le courant de la même année. En 1937, il ouvre un studio d’art à Tripoli, et ne tarde pas à s’installer en 1938 à Beyrouth. Pendant cette période, il décorera les murs des églises. A la demande du patriarche Antonios Arida, il peindra les fresques de l’église de Diman (le siège du patriarche maronite pour la saison d’été). A l’inauguration, le patriarche clamera «tout le folklore libanais est présent ici sur les murs de ce merveilleux édifice religieux». Cette époque classique dans sa peinture est aussi traduite par des toiles représentant des villages, des vallées, des maisons, des montagnes, des silhouettes paysannes, recréant ainsi l’univers magique de l’enfance, de son pays natal. Gaston Diehl remarque que «Saliba Douaihy se penche sur une analyse scrupuleuse des villages et de leurs habitants qui se trouvent dans son entourage». Ainsi, la première période artistique de Saliba est marquée par un romantisme classique et traditionnel. En 1939, ses œuvres seront choisies pour le Pavillon du Liban à l’exposition de New York.
 
 
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© Tony Hage

Saliba, nostalgique du passé fait revivre sous son pinceau les couleurs de son Liban.

PHASE DE TRANSITION. A 38 ans, en 1950, c’est le départ pour les Etats-Unis! Il s’installe à Brooklyn où il est en contact avec l’abstraction expressionniste qui lui permet de renouveler son regard artistique. En côtoyant ainsi un autre univers, il découvre le monde magique de la couleur, les formes structurées du cubisme. Il visitera le Metropolitan Museum, le Modern Art, se sensibilisera aux théories de Kant sur l’Absolu, sera en contact avec Hofmann et Reinhard. S’ouvrant à une autre culture, à une forme de connaissance différente dont les normes et les exigences ne sont pas les mêmes, Saliba Douaihy remettra en question tout un mode artistique, une façon de peindre. Cette phase d’interrogation, si elle s’attache à une forme picturale, est aussi une mise en question de tout un mode de pensée, d’une vie. Ainsi les questionnements artistiques côtoient les réflexions d’ordre métaphysique. Pendant cette période de gestation, Saliba Douaihy ne fera pas d’expositions. Son unique travail consiste à réaliser des vitraux qui lui sont demandés au Liban ou à Boston. Il est appelé de New York en 1972 par le gouvernement libanais pour décorer l’église de Mar Charbel à Annaya. Il renoue donc avec sa vieille pratique de l’art mural, lui qui avait également décoré l’église de Zghorta en 1956. Il affiche ainsi son sens monumental avec ses palettes aux lumineuses harmonies. Plus encore, ce renouement avec une vieille tradition revêt une autre dimension. Si Proust avait recours à l’écriture pour retrouver ses souvenirs dans l’œuvre fondamentale «à la recherche du temps perdu», Saliba, nostalgique du passé, fait revivre sous son pinceau les couleurs de son Liban natal. UN NOUVEL ART. Toutefois, toute période de gestation est suivie d’une renaissance qui traduit un renouvellement artistique. A cette absence momentanée de toute production répond cette nouvelle vie, ce mode pictural différent, enrichi par de multiples confrontations. Sa démarche, quoique différente, s’inscrit en parallèle avec le «Minimal Art» en pleine ascension dans plusieurs pays. Il tente de se débarrasser de toute contrainte pour atteindre l’essence picturale. Brahim Alaoui traduit par ces propos, son évolution: «Il tire alors une nouvelle conception esthétique de son acquis méditerranéen et évolue lentement vers une peinture non figurative, où la résurgence du sujet va passer au second plan, pour laisser place à la maîtrise de la couleur dans un dépouillement rigoureux des formes qui semble atteindre un essai autonome». C’est donc un souci d’épuration, une sorte d’ascèse personnelle, une libération de toute facture conventionnelle que traduisent ses derniers tableaux. Cependant, il ne s’agit pas d’une volonté de réductions, de doctrines rigides relevant d’une abstraction géométrique, de collages avec des découpages et coloriages. Il s’agit plutôt d’un désir de prendre une distance par rapport aux cultures françaises et américaines qu’il croise, de se forger un mode d’expression artistique particulier afin d’aboutir à un monument de sobriété que traduit un haut degré de méditation existentielle. Désormais, ce qu’on appellera le «style Douaihy» est né. Ces tableaux expriment des courbes, des brusques découpes. C’est un travail de la ligne et de la forme. Ce sont de vastes plages, des formes géométriques plates qui sont délimitées par d’étroites et de larges bans de bandes colorées à garder. Pour lui, la couleur n’a pas de forme, c’est la plus abstraite de tous les matériaux de peinture… Il la libère, elle devient profondeur, intensité, et traduit l’émotion intérieure de l’artiste. Certaines couleurs reviennent d’une manière régulière, notamment le bleu, couleur mystérieuse, le rouge, à la fois symbole de la passion et de la mort, une traduction d’Eros et de Thanatos; le vert, signe de l’espérance, de la vie; ainsi que l’orange, couleur de la terre. Essayer d’inscrire ces toiles dans une réalité, tenter de voir dans ces étendues bleues la mer du Liban, dans le vert, la montagne libanaise verdoyante, ne serait guère pertinent. Plus qu’une référence à un réel, c’est un espace et un temps autres qui naissent, sans rapport avec le vécu, ressortant du domaine de l’esprit, se complétant dans une complète orchestration. Pour Diehl, «la plupart de ces grandes toiles qui ont été préparées lentement, élaborées et mariées parfois durant des mois, reflètent avant tout une austère, une puissante aspiration à l’abstraction. Plus qu’une quelconque référence directe ou indirecte à la réalité comme autrefois, elles ressortent du domaine de l’esprit qui occupe la place majeure». Le sens de ses œuvres échappe même à leur créateur qui se trouve parfois impuissant devant une toile qui le dépasse. Ouvertes à des interprétations multiples, les œuvres d’art de Douaihy ne peuvent mourir parce que les regards différents posés sur elles ne peuvent que les garder vivantes.

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© Tony Hage

Le rouge, à la fois symbole de la passion et de la mort.

L’EXPLOSION. Dans la décennie 50, il présente une exposition individuelle à Mexico. Mais ce n’est qu’en 1965-66 qu’il estime pouvoir donner des manifestations individuelles ou collectives à Washington, New York. Il expose à Madison Avenue. Pour l’anecdote, il raconte que lors de cette première exposition, il feuilletait chaque matin les journaux, à la recherche de la moindre critique. En vain! Quand il reçoit le coup de fil d’une libanaise le félicitant pour les critiques favorables à son égard, il rentre dans une rage effroyable, parce qu’il n’avait rien lu le matin, puisque ce journal à plusieurs tirages avait fait paraître l’article sur Douaihy accompagné des critiques lors d’une parution plus tardive dans la journée. Les journaux commencèrent à en parler. Pour «The New York Herald Tribune»: «Ces belles attractions par un artiste libanais consistent en de belles compositions de couleur qui, à travers un subtil jeu d’intense valeur, créent une illusion de collage». Pour le «Art News»: «Saliba Douaihy, qui nous vient du Liban en passant par Paris, a une histoire d’art qui le précède. Maintenant, dans une première exposition à New York, il nous offre le fruit d’années d’expérience et de travail». Désormais, il assiste à un afflux de demande d’importants musées: le Salomon R. Guggenheim Museum, le Museum of Modern Art à New York, le Pennsylvania Academy à Philadelphie. Il sera aussi cité parmi les plus grands noms dans le «who’s who». Plus encore, le gouvernement indien commande au gouvernement américain des toiles qui pouvaient véhiculer la culture des E.U. Les toiles de Douaihy se trouvèrent dans ses prototypes culturels. «Nous vous assurons que vos toiles seront utilisées pour encourager l’appréciation et l’étude d’un bon art pour promouvoir le programme d’une éducation de peintres indiens et d’instaurer de meilleures relations entre les peuples des deux pays, les Etats-Unis et l’Inde». A ses expositions dans les galeries new yorkaises s’ajoutent des expositions qui se sont déroulées en Inde, à Beyrouth, à Paris et à Rome. Il a vécu pendant 32 ans à New York. Par la suite, il s’est installé à Londres où il est resté de 1982 à 1986. Période intense pendant laquelle il continue à peindre. Puis dès 1986, il retourne en France où il vit actuellement a Champigny-sur-Marne. Il s’est marié tardivement. Yasmina est née de cette union. Déjà à 7 ans, comme si le génie et le talent se transmettent par hérédité, elle a gagné deux prix dans des expositions artistiques. Cependant, elle affirme qu’elle veut faire quelque chose de personnel. Il est à noter qu’une rétrospective qui a réuni plusieurs œuvres de Douaihy s’est déroulée il y a quelque temps à l’IMA.

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© Tony Hage

Yasmina s’exerçant à la peinture sous les yeux attendris de son père.  

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