Zaki Nassif

Prestige Nº3,  Août 1993

 

Il est des rencontres qu’on n’oublie jamais. Celle-ci en est une. Qui n’a pas eu pour Zaki cette tendresse qu’on nourrit pour les êtres talentueux ? Son visage demeure une image symbole de notre patrimoine.

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© Bassam Lahoud

Zaki Nassif, car il s’agit bien de lui, est un personnage hors pair. Il a marqué notre enfance de ses belles chansons limpides et évocatrices qui font dorénavant partie de notre vie et de la nostalgie du bon vieux temps. Prestige a accueilli le ténor du folklore libanais dans ses locaux à Ain Saadé. Les années ont quand même laissé leurs empreintes sur l’homme. Sa mémoire lui joue de ces tours: «Je ne me rappelle plus rien de mon enfance à Machghara, mon village natal. C’est précisément dans ce beau site, voisin du Litani, qui était dans le temps un cours d’eau sinueux, que j’ai vu le jour, le 7 août 1916. Ma famille prit assez tôt le chemin de Beyrouth, et c’est dans la capitale, depuis l’âge de six ans, que j’ai commencé à m’initier à la musique. En ce temps là, nous avions à la maison un phonographe et des disques importés d’Egypte. Je fus impressionné par la voix du Cheikh Salameh Héjazeh qui était alors en vogue et qui «psalmodiait» des poèmes et des opérettes dont je me souviens encore de quelques bribes». Et Zaki, décontracté, fredonne à l’ancienne des vers de «Majnoun Layla», trébuche sur les mots et découvre combien sa mémoire le trahit. Habitué à ces oublis, il enchaîne en traçant les lignes de sa vie d’une voix douce et pénétrante: «En 1930, j’ai commencé à apprendre le oud en accompagnant les chansons de Oum Koulthoum et de Mohammed Abdel Wahab. Ce n’est que beaucoup plus tard que je me suis inscrit à l’université américaine pour apprendre les règles de la musique et à jouer du piano. Le Liban se préparait à la vie démocratique après de longues années d’oppression sous le joug ottoman. La seconde guerre mondiale qui éclata plus tard ne perturba pas pour autant mes études. En effet, je suivis des cours de nuit chez le professeur Bertrand Robillard qui enseignait aussi les mathématiques à l’université St Joseph; et qui m’a appris tout ce qui me restait à acquérir dans le domaine de la musique. En 1953, je commençai à fréquenter la station du Proche-Orient. Assi el Rahbani, son frère Mansour, Sabri el Chérif et Feyrouz m’y avaient devancé. Je me mis alors à écrire des chansons et à les mettre en musique. Je perçai peu à peu dans le monde de la chanson, pour atteindre enfin la célébrité».

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© Archives Zaki Nassif

Abdel Wahab lors de sa visite au conservatoire. Zaki Nassif, 2ème à partir de la gauche.

Dans quel contexte composezvous vos chansons? C’estàdire, avez-vous un moment propice à l’inspiration? «II m’arrive parfois d’écrire les mots d’une chanson tout d’un trait, sur un air déjà inscrit dans ma mémoire. Mais à vrai dire, tous les moments sont opportuns pour élaborer une chanson. Attendez! Par deux fois, il m’est arrivé d’écrire des chansons à thèmes. La première fois, c’était durant les troubles de 1958 qui ont marqué ma vie de poète-compositeur. Touché par cet événement douloureux, j’ai écrit les mots et la musique de «Aoudetel Askar», le retour de l’armée. La seconde remonte à 1978. Ain el Remmaneh, où je vivais, était à la merci des milices et des armées irrégulières et subissait leurs sévices. Notre immeuble reçut son lot d’obus, et nous réussîmes miraculeusement à fuir cet enfer pour élire domicile à Saframarine douze ans durant. Un jour, pensant aux malheurs de Beyrouth, j’ai décidé d’écrire des poèmes pour remonter le moral de la population. Ainsi naquirent «Mahma Yitjarrah Watanna» et la très célèbre «Raje ‘, Raje ‘ yitaarnmar». L’histoire aurait pu s’achever là, mais le destin en a décidé autrement. Quatre ans plus tard, Simon Asmar me contacte; c’était un vendredi soir. Il tenait à me recevoir dans son programme de télévision Les invités du Samedi. « Choisis un répertoire de six à sept chansons», dit-il, «parmi lesquelles une ballade d’une dimension différente»; je lui lus au téléphone «Raje’, Raje’ Yitaammar». «C’est ça, cria-t-iI enthousiaste! Que cette chanson soit prête pour demain, elle fera sensation». «Mais la musique n’est pas encore prête», lui dis-je. «Alors, compose-la ce soir», conclut-il. Samedi soir, aux studios de l’LBC, j’avais le trac pour la première fois de ma vie. J’écrivis les paroles que je n’avais pas encore mémorisées sur un tableau noir, et, le moment venu, je la chantai sur un air presque improvisé. Ce fut le délire. Une ovation qui m’éblouit. Avant de la chanter en public, il est impossible de prévoir l’ampleur du succès d’une chanson». Ce que Zaki Nassif ne savait pas encore, c’est que cette chanson exceptionnelle allait devenir, depuis cette soirée là, une sorte d’hymne national, une chanson qui fera partie intégrante de notre patrimoine.  «Zaki Nassif, tout le monde vous aime et admire votre talent. Que signifie pour vous, le mot célébrité?» Timide, le regard fuyant, il répond à voix basse: «Etes-vous sûr que tout le monde m’aime? De toute façon, je suis reconnaissant à tous ceux qui admirent mon art.»Mais Zaki Nassif n’est pas seulement un auteur, compositeur, interprète, il est surtout une encyclopédie ambulante du folklore libanais et de l’histoire du Liban; il fait part de ses connaissances avec unetelle simplicité que son interlocuteur se sent tout honteux de ne pas posséder, lui aussi, un tel savoir. C’est un charmeur né, au visage enfantin et pur; de quoi vous étonner qu’il soit resté célibataire.

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© Archives Zaki Nassif

Zaki Nassif en compagnie de la légendaire chanteuse Sabah.

Et la femme, quelle place occupetelle dans la vie de Zaki Nassif? Et notre ami de s’esquiver d’une façon toute naturelle: «Ma mère, Rachidé, chantait en vaquant à ses tâches ménagères. Elle fredonnait plutôt des morceaux de zajal que je prenais plaisir à écouter». «Mais n’y a-t-il pas eu une femme dans votre vie ?» Il se déroba à nouveau : «Souad Hachem avait une belle voix. Je me rappelle lui avoir composé sa toute première chanson ; les paroles ont été écrites par mon ami Emile Raffoul».

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© Archives Zaki Nassif

Dîner organisé par Saïd Freiha. On reconnaît de gauche à droite, Wadiha Jarrar, Nizar Mikati, Mme Freiha. De droite à gauche: Amal Hamadé et Marwan Jarrar.

«Mais, est-il possible qu’une femme tout à fait spéciale n’ait pas bouleversé votre vie, une femme à qui vous avez consacré des chansons, écrit des poèmes, une femme que vous avez aimée quoi, et qui vous a aimé?» Il tente de se dérober une fois de plus, cette question le portait-il décidément au comble de l’embarras. «L’amour, dit-il enfin, est une chose sérieuse, j’ai été amoureux comme tout le monde et comme tout le monde, j’ai été aimé. Je n’ai jamais voulu divulguer mes relations de peur de nuire à l’image de ma bien-aimée. Parlons plutôt d’autre chose», suggéra-t-il. Et l’on parla de tout et de rien. On ressentait un plaisir immense à écouter ce troubadour des temps modernes, gardien de notre patrimoine artistique, dont le visage angélique se transforme en paysages où s’entremêlent dans une clarté étonnante, Baalbeck, Beiteddine, Sidon, Tripoli et la Békaa, mosaïque de couleurs qui dort toujours au fond des yeux de l’ «Oncle Zaki». GHASSAN CHEDID  

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