Amin Maalouf

Prestige N 10, Mars 1994

On l’a interviewé, photographié, célébré dans tous les médias. De prime abord, on dira sans doute: Prestige s’y prend un peu tard…Pas vraiment!

Quelques mois après le Goncourt, nous étions curieux de savoir si le Prix avait changé grand-chose à sa vie et la place qu’il y tient. Et puis, de toute façon, est-il jamais trop tard pour découvrir, différemment, un écrivain qui a su, malgré le succès, rester égal à lui-même?

Amine Maalouf

© Tony Hage

Qu’est-ce que le Goncourt a changé dans votre vie? «Tout d’abord, c’est beaucoup plus d’activités. A la sortie d’un livre, j’ai, en fait, l’habitude de voyager un peu à l’intérieur de la France et dans quelques autres pays. Mais avec le prix, c’est quatre fois plus de déplacements. Pour moi, c’est bénéfique. Ainsi, je suis obligé de sortir de mon isolement, de rencontrer des gens, de voyager. Alors que les trois quarts du temps, je vis dans un isolement complet. D’autre part, le Goncourt représente une étape très importante pour moi dans la mesure où il donne un sens à ce qu’il y avait avant vous, incite à travailler encore plus, à écrire encore plus. C’est le plus important. Actuellement, ce n’est pas le moment propice pour penser au prochain ouvrage que je commencerai quand je serai sur l’ile d’Yeu (île située en Vendée, n.d.l.r.)».

Pouvez-vous nous expliquer, bien avant ce prix, le succès de vos ouvrages auprès d’un très large public français? «C’est heureux que cela soit le cas ! J’essaie de parler aux gens, de dire des choses qui me paraissent importantes de façon à ce que tout le monde sans exception puisse me lire.»                                               ,

Mes livres ne sont nullement adressés à une minorité, ils ne sont pas destinés à des spécialistes. J’ai eu énormément de chance que mes livres soient bien accueillis. A priori, j’ai envie de parler d’un personnage comme dans Léon L’Africain; ce Léon qui a traversé plusieurs cultures, a subi pas mal de transformations. Pour moi, c’était une figure emblématique  dont j’avais envie de .parler et en partant de .là, j’ai évoqué les pays où il avécu: Espagne, Maroc, Tunisie, Egypte. Puis, je me suis intéressé à Khayyam dans Samarcande. Grâce à lui, j’ai plongé à l’intérieur du monde iranien où j’ai découvert Mani pour Les jardins de Lumière. Pour Le Premier siècle après Béatrice, il s’agit de préoccupations plus actuelles, d’inquiétudes à propos de l’évolution dans le monde, des relations entre les gens de cultures différentes, entre le Nord et le Sud, la bio-éthique … Avec Le Rocher de Tanios, il ne’ s’agit pas d’un personnage, mais du Liban: j’aurai dû en parler à un autre moment peut-être, mais j’avais besoin de laisser mûrir les choses. Là, j’ai senti que c’était le moment d’en parler. Et, comme je l’ai dit, le personnage principal c’est le pays. Les autres personnages sont imaginaires. Je m’en suis inspiré juste pour construire mon roman».

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© Tony Hage

En compagnie de son épouse Andrée, sa complice depuis bientôt vingt-trois ans.

Le Rocher de Tanios: «Il s’agit pour la première fois non de personnages mais bien du Liban»

Vous avez beaucoup voyagé dans vos livres avant de revenir au Liban? «Normal. Quand j’étais au Liban, je travaillais à An-Nahar, m’intéressais déjà à ce qui se passait dans le monde, voyageais beaucoup, suivais les événements. J’ai été au Vietnam, en Ethiopie, en Italie…Ce que j’écris reflète la même chose : Espagne, Maroc, Asie centrale, Egypte, Iran… Beaucoup de sujets m’intéressent, me préoccupent et qui ne sont pas loin du Liban. Les sujets que j’ai abordés ou risque d’aborder sont très variés. Je parlerai aussi bien du Liban que d’autres civilisations, cultures…La vocation du Liban est d’être ouvert sur le monde. Quand un Libanais parle de diverses choses, il est d’autant plus Libanais qu’il s’intéresse au monde».

Justement votre prochain livre, y avez-vous pensé? Actuellement, il m’est impossible d’y penser. J’aurai besoin de finir les voyages et rencontres avant de retourner sur l’île où je m’isolerai comme pour mes autres ouvrages. Un, livre requiert environ deux ans. En douze ans, j’ai fait six livres. C’est raisonnable pour quelqu’un qui consacre l’essentiel de son temps à l’écriture. Ensuite, quand le livre paraît, je sors, rencontre des gens pour le promouvoir. Pour mon nouveau roman, j’ai déjà quelques notes, mais je n’ai pas encore vraiment choisi le sujet. Je dois approfondir mes recherches avant d’opter pour l’idée que je suis capable de mener à bien».

Une idée que je développerai petit à petit sans toutefois me perdre. J’attends pour cela la fin des voyages, dont le Liban bientôt, pour avoir devant moi la plage de, temps voulue pour réussir à travailler et à produire».

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© Archives Amin Maalouf

Avec son père, l’éminent journaliste Rouchdi Maalouf décédé il ya 13 ans et sa mère Odette.

Vous aviez commencé à écrire en arabe, pourquoi avez-vous décidé de rédiger en français? «J’ai fait comme la plupart des Libanais mes études en’ arabe, français et anglais. Au Liban, j’étais habitué aussi bien à .écrire en arabe qu’en français. Moins en anglais, je l’avoue. C’est naturellement que j’ai passé de l’arabe au français. Les hasards de la vie font que j’écris plus dans une langue que dans l’autre. De 1971 à 1975, j’ai écrit en .arabe. A mon arrivée en France, les deux, puis de plus en plus le français».

Vous avez ainsi coupé le cordon ombilical avec le pays? «Non, jamais! Dans tout ce que j’ai écrit, il y avait un intérêt pour ce qui s’y passait.

A partir de la réalité libanaise, je pouvais réfléchir à d’autres problèmes.

C’est ma dix-huitième année en France. Autrement, je suis né au Liban en 1949, y ai effectué toutes mes études, ai commencé à travailler à An-Nahar. en 1971. Je m’occupais surtout d’actualités internationales. J’ai été, de ce fait,’ amené à beaucoup voyager. La guerre éclate en 1975. Quinze mois plus tard, je viens m’installer en France. Là, j’ai travaillé à Jeune Afrique, continué à correspondre avec le pays. En 1983, j’ai écrit mon premier ouvrage, un essai: Les Croisades vues par les Arabes. En 1984, le premier roman Léon l’Africain, puis ce fut Samarcande, Le Premier Siècle  après Béatrice, Les Jardins de Lumière et enfin Le Rocher de Tanios».

Pourquoi avoir quitté aussi vite le Liban ?«Au tout début de la guerre, je vivais à Ain el Remmaneh; là se déclencha le premier incident. J’ai senti la guerre proche, vu qu’elle touchait ma région. Cela bouleversa ma vie. Le lendemain, je dus quitter ma maison pour aller chez mes parents. D’autre part, j’ai toujours refusé de m’identifier à tout ce qui s’y passait. Là n’était pas la place des gens dont le mode de parole est l’écriture. Alors je suis parti».

Vous ny êtes plus retourné?«Si, une dizaine de fois au moins. Maintenant, pourtant, cela fait quelques années que je n’y suis plus retourné. Je vais comme je vous l’ai dit, y revenir bientôt passer quelques semaines. Mais je ne connais pas la date exacte».

Que vous reste-t-il de votre jeunesse?«J’ai passé une enfance assez heureuse, tranquille. La première maison dont je me souviens, était à Ras Beyrouth. Je ne me rappelle que de son balcon; on voyait les champs, les gens qui venaient travailler la terre. J’ai l’impression de parler là d’une époque très ancienne. C’était au milieu des années 50. J’ignore si on y cultive encore, si cette maison existeencore. Elle était située à proximité d’une prison «Habs el Kalaa». Aujourd’hui encore, lorsque je pense à mon enfance, je me revois toujours dans cette maison que mes parents, mes trois sœurs et moi-même avons quittée en 1962 ou 1963. «J’allais à’ l’école à Jamhour; je garde aussi un, excellent souvenir du cadre merveilleux. Avec le recul, cette période de’ ma vie me paraît comme un âge d’or. Non pas uniquement car c’était l’enfance, mais également parce que le pays offrait une qualité de vie extraordinaire. A cette époque, jamais ne me serait venue l’idée ou même le besoin de quitter mon pays, d’aller m’installer à l’étranger même si mes copainsd’université partaient effectuer leurs études ailleurs. Moi, je les ai poursuivies à la Faculté des Lettres de Beyrouth et cela me paraissait une chose logique, allant de soi. Malheureusement, la guerre et ses déchirements m’y ont poussé. Donc, de la première partie de ma vie je ne garde qu’une image agréable. Et même si j’étais fils unique, il n’y avait pas de rapport d’autorité au sein de la famille».

Il régnait une ambiance assez douce entre mes parents et mes sœurs et moi-même. Il était possible de discuter avec mon père qui était assez calme. Evidemment, pendant l’adolescence, il y eut une période de crise qui était au fond une bonne chose en soi»

Votre père était journaliste; écrivait-il des romans? «Il a publié un recueil de poèmes, quelques essais ‘mais pas de fiction. Quand j’ai: commencé’ à écrire, mon père Rouchdi était déjà mort. Je  me suis inspiré de ses histoires et ceux de ma grand-mère pour écrire le Rocher de Tanios. Je ne crois pas qu’il lui serait venu à l’idée un jour d’écrire de la fiction, une nouvelle ou un roman. Imaginer, inventer, écrire «des mensonges», une chose qu’il n’aurait pas aimé faire ; il aurait eu l’impression de se départir de son sérieux, de sa respectabilité. Cela est dû sans doute à sa formation journalistique. Pour ma part, même si je n’ai commencé à écrire qu’à 37 ans, je me suis toujours intéressé au roman. J’ai gardé cette envie. J’aime imaginer des histoires, les construire. A cette différence près, j’ai suivi l’orientation de mon père : l’écriture».

Mais n’aurait-il pas été fier? «Il n’avait pas d’attitude hostile au roman. Il en lisait même s’il n’avait pas la disposition d’esprit pour en faire».

Ain El Kabou vous a inspiré; y avez-vous résidé longtemps?«En fait, comme cela se passe très souvent au Liban, j’y ai surtout passé mes vacances d’été. Ma dernière année au Liban durant les bombardements, j’y   suis «monté» tout un hiver. Après cela, j’y suis allé quelques fois, pas souvent.

Si le fait d’y être resté un hiver complet m’a inspiré Le Rocherde. Tanios? Peut-être. Mais, plus généralement mon père, ma grand-mère me racontaient beaucoup de choses sur le village. Ces histoires me sont restées dans l’esprit. Dans le roman toutes ces histoires sont différentes car y règne l’imaginaire en maître».

Aimeriez-vous vous isoler à Ain El Kabou pour écrire au lieu de l’Ile.d‘Yeu?«Si je vais à Aïn El Kabou, ce sera pour rencontrer des amis, plus que m’isoler. Quand un écrivain arrive à trouver un endroit où il peut bien écrire, il ne doit pas le changer».

Votre nouvelle vie en France, comment l’avez-vous vécue ?«De manière positive,  de la meilleure façon possible. Les premiers moments d’incertitude passés, reconstruire quelque chose était un moment agréable. Je travaillais beaucoup jusqu’à l’épuisement. Je n’ai pourtant jamais cessé de suivre ce qui se passait au Liban. Je n’ai pas essayé de m’en détacher. J’ai voulu juste mener une vie différente».

Vous allez bientôt célébrer les vingt-trois ans de votre mariage, croyez-vous que vos enfants vont suivre vos traces? «C’est un peu tôt pour le dire. Rouchdi a 21 ans, Tarek 18 et Ziad 17. L’aîné prépare actuellement son droit. Poursuivra-t-il une formation juridique ou une autre? Je l’ignore. Les cadets sont encore à l’école».

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© Tony Hage

Deux générations Maalouf: Amin et son fils Rouchdi.

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© Archives Amin Maalouf

«Tout un hiver passé à Ain El Kabou». Ain, Yeu, un même terme, une autre langue!

En dédicaçant mon livre, j’ai remarqué que vous cherchiez votre stylo : auriez-vous des manies ?«Oui, je peux en avoir. J’ai souvent à côté de moi des quantités de stylos de toutes les couleurs que j’utilise. J’écris sur un type spécial de papier blanc, pas un autre. Quand j’écris, j’ai aussi besoin d’avoir à coté de moi plusieurs blocs de papier (quinze environ) même si je sais pertinemment que je vais remplir un seul pendant un mois». Et je quitte l’agréable compagnie de Amin et Andrée qui se charge des questions «terre à terre», et qui est le lien entre l’île et Paris lorsque l’écrivain s’isole. Il ne nous reste plus qu’à attendre le prochain ouvrage. Dans deux ans. Propos recueillis par MARIANNE ABOU-JAOUDE

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