Général Antoine El-Dahdah

Prestige N° 269-270, Déc. 2015-Jan. 2016

Rigueur militaire, finesse diplomatique et universalité académique

Si chaque personne a droit à une vie, Antoine Robert El-Dahdah a eu droit à trois vies riches, pleines et intenses, animées par l’esprit rigoureux du militaire, l’âme vive et rayonnante du diplomate et la vaste culture d’un Dahdah… A 85 ans, armé d’un dynamisme et d’une vivacité d’esprit exceptionnels, général Antoine El-Dahdah est un homme d’action. Précurseur, innovateur et simplificateur d’une grammaire arabe longtemps considérée comme sèche et compliquée, aujourd’hui, il peut s’enorgueillir d’avoir à son actif plus de quarante ouvrages en la matière, des encyclopédies, la maîtrise du livre en ligne… et une douzaine de décorations libanaises et internationales. Prônant la création d’une Académie Arabe, à l’instar de l’Académie Française, il n’est pas étonnant de le voir un jour au premier rang des Immortels. Au cours de notre rencontre avec le général et ambassadeur Antoine El-Dahdah, en présence de sa charmante épouse Lisette, Prestige a recueilli les témoignages d’un Libanais qui marquera de son empreinte l’histoire du développement de la langue arabe.

8

Général Antoine El-Dahdah a reçu plusieurs décorations, mais la plus chère à son cœur reste l’Ordre du Cèdre, la plus haute distinction nationale qu’il arbore fièrement à sa boutonnière. © Prestige

Qui est la famille El-Dahdah? Les Dahdah sont une vieille famille Libanaise maronite qui a été anoblie par l’émir Bachir pour les services rendus par ses membres fonctionnaires chez lui. Il leur a donné la région de Aramoun-Kesrouan pour y exercer leur autorité. Les Dahdah étaient très populaires, et étaient réputés de donner la cueillette de leurs terrains aux paysans.

Trois riches étapes jalonnent votre vie. Pouvez-vous nous parler tout d’abord de votre parcours militaire? J’avais 18 ans lorsque j’ai embrassé, par vocation, la carrière militaire qui est très particulière, parce qu’on sait où l’on commence et on ignore où l’on finit. L’Armée libanaise prenait énormément soin de l’éducation des officiers, et j’ai eu moi-même la chance de suivre des cours dans de grandes Ecoles militaires. D’abord en Angleterre, à l’Ecole Royale d’Artillerie qui remonte au XVIe siècle et dont les traditions sont demeurées très rigoureuses, où j’ai appris que la réaction rapide est vitale dans le métier. Puis en France, à l’Ecole navale de Brest, pour être officier de marine et commander la Marine nationale au grade de capitaine, où j’ai appris la signification de la maxime «Un esprit sain dans un corps sain». Pendant les traversées en mer, pour balancer le sextant, il faut avoir des jambes à solide musculature. Ensuite aux Etats-Unis, à l’Ecole d’Etat-Major qui forme les futurs généraux de l’armée américaine, où j’ai appris l’importance de la prédiction dans le processus de décision militaire et du management comme élément de réussite. En 1971, le président Sleiman Frangieh me nomme directeur de la Sûreté Générale. De ma carrière militaire, j’ai surtout acquis le sens de la discipline, notamment dans le travail et la méthode. Sur le plan de l’expérience administrative au Liban, je dirais que lorsqu’on est responsable, il ne faut admettre aucune exception, pas même une seule qui brise la règle. Je réitère, pas une seule exception, pas même celle qui relève d’ordre privé et qui concerne la conscience personnelle du responsable. J’ai eu la chance de fréquenter de grandes Ecoles, ce qui m’a doté d’une culture méthodique apte à faciliter la solution des problèmes. Par ailleurs, j’estime qu’un officier est digne d’être reçu dans tous les milieux. A 22 ans, au début de ma carrière comme sous-lieutenant, j’ai été nommé aide de camp du président Camille Chamoun. J’ai eu la chance de par mon travail de le côtoyer tous les jours et même de partager ses déjeuners en famille. Ceci m’a fait réfléchir et je me suis demandé un jour où nous étions assis tous les deux dans la voiture présidentielle: qu’est-ce qui était plus important, être président à 52 ans ou son aide de camp à 22 ans.

Après le poste de directeur de la Sûreté Générale vous êtes nommé ambassadeur. Au début de son mandat le président Elias Sarkis m’avait prévenu que je serai nommé ambassadeur au Brésil mais que je devrais attendre la formation du gouvernement qui prendra entre six et douze mois. Durant cette période, j’en ai profité, pour approfondir ma formation en langue arabe afin de pouvoir faire mes discours officiels à la grande communauté libanaise du Brésil en arabe. Ainsi je me suis mis sérieusement à l’étude avec un professeur de langue arabe, à un rythme serré. C’est à cette époque que j’ai eu le coup de foudre pour cette magnifique langue, réalisant à quel point elle était scientifique mais comment elle était si grossièrement présentée à son peuple. Je me suis donc résolu à relever le défi de faire une grammaire arabe schématisée, facile à lire et à comprendre. La parution de mon premier ouvrage, le «Dictionnaire de la grammaire arabe par des chartes et des tables» a eu lieu en 1979, avant mon voyage au Brésil. Ce fut le point de départ d’une vie académique intense.

19

La collection d’ouvrages consacrés à la grammaire et à la conjugaison arabes. © Prestige

L’alchimie de la rigueur militaire et de l’humanisme d’un Dahdah a engendré des œuvres qui marqueront la grammaire de la langue arabe.

Racontez-nous votre carrière diplomatique… Au Brésil, j’ai découvert un autre Liban formé d’une population laborieuse et fière qui a réussi à s’implanter solidement dans un nouveau monde réfractaire à beaucoup d’autres communautés. J’ai évalué à 10% la population d’origine libanaise. A l’occasion de la fête de l’Indépendance libanaise autour du 22 novembre, tous les clubs libanais des grandes villes brésiliennes m’invitaient à assister à leur soirée. Pour leur faire plaisir et fêter avec tous, j’ai décidé de visiter à la fois les quatre grandes villes du pays, à savoir Sao Paulo, Rio de Janeiro, Belo Horizonte et Brasilia, distantes de 1000km l’une de l’autre. C’est ainsi que pour célébrer la fête nationale libanaise avec toute la communauté je me retrouve le 21 novembre 1980, en cravate noire à l’aéroport de Brasilia pour effectuer un incroyable circuit: arrivé à Sao Paulo à 21 heures, puis à Rio de Janeiro, suivi de Belo Horizonte, pour retourner tôt le matin du 22 novembre à Brasilia. La communauté libanaise du Brésil est très fière de sa nationalité brésilienne. Les Libanais sont honorablement installés et absorbés par le milieu brésilien, mais ils gardent le sentiment d’appartenir à un peuple qui fait l’admiration de leurs congénères. Bien que je sois habitué aux cérémonies officielles, je n’ai jamais connu de sentiment plus réconfortant que celui que j’ai eu avec les différentes communautés brésiliennes. Dans tous mes déplacements, je marchais avec l’assurance d’un homme qui porte sur ses épaules un symbole d’admiration auprès des populations présentes.

Votre carrière académique est riche et fertile… Deux ans après la publication de mon premier livre de grammaire arabe au Liban, alors que je considérais l’expérience comme une fantaisie à court terme, mon éditeur Khalil Sayegh, un grand homme, m’envoie un télex au Brésil, m’informant que la première édition de l’ouvrage a été totalement écoulée. Il m’a dit: «Vous avez le don de convaincre les gens. Je vous conseille de continuer dans cette voie». Quelle motivation pour tout homme, de savoir que le public s’intéressait à lui! Au Brésil, j’ai voulu transposer cette expérience en langues anglaise et française, mais j’ai remarqué que les traductions de la grammaire arabe faites par mes prédécesseurs, qui sont nécessairement des personnes érudites, étaient une traduction de l’arabe, pensée en français et en anglais. Ce qui est une grande erreur parce que, par exemple lorsque les Arabes parlent le «Moubtada», il s’agit d’un grand prélat qui a droit de priorité et qu’on ne peut traduire par des termes comme un attribut ou substitut ou autre… J’ai donc été le premier en 1980, à traduire la grammaire arabe suivant le concept et l’expression arabes. Alors que les grands orientalistes allemands, anglais et français réfléchissent dans leurs langues respectives lorsqu’ils traduisent de l’arabe et donc ne peuvent pas reproduire les nuances caractéristiques de cette langue.

Qu’avez-vous fait à votre retour au Liban? De retour au Liban, mon éditeur me demande si je suis prêt à faire un livre de verbes arabes pareil au Bescherelle français. Selon lui, beaucoup de professeurs de langue arabe veulent composer des livres de conjugaison, mais leur travail est dénué de méthode et par conséquent n’est pas digne d’être édité par la Librairie du Liban. Il disait que le problème de la conjugaison n’a pas encore été résolu et que j’étais, à son avis, le seul à pouvoir trouver une solution au problème. J’ai donc passé trois mois à me documenter sur le verbe arabe, sur sa formation, son organisation, ses dérivations… et j’ai fini par découvrir, une première au niveau du monde arabe, que le verbe jouit d’une organisation extraordinaire, très simple et scientifique. Des qualités qui n’existent dans nulle autre langue. Alors, je me suis mis à exécuter, on peut dire comme des travaux forcés à perpétuité, pour composer deux livres sur la conjugaison du verbe arabe, où j’ai mis au point une nomenclature numérique en vue de définir chacun des 22.852 verbes qui constituent le patrimoine grammatical arabe. En d’autres termes, j’ai posé les jalons d’une langue arabe apte à entrer dans l’ordinateur par la grande porte.

13

Marcelle Nadim et général Antoine El-Dahdah. © Prestige

«J’ai eu le coup de foudre pour cette merveilleuse langue arabe réalisant à quel point elle était scientifique et pouvait être simplifiée.»

Comment avez-vous acquis l’expérience du livre «on line»? C’est mon fils Fares, PhD Harvard, Professeur à Rice Houston, qui m’a informé de l’existence d’une maison d’édition «online», en toutes langues, de l’envergure de Yahoo et Amazon. L’auteur d’un livre peut envoyer par email son manuscrit imprimé, numéroté. Si l’ouvrage est considéré sérieux, il est accepté et affiché sous forme de «icon» électronique sur l’écran puis mis en vente au catalogue de «Lulu.com» Editeur. J’ai essayé d’envoyer un Coran, autorisé par Al Azhar, avec des informations sur la syntaxe, ils l’ont immédiatement adopté. J’ai actuellement six Corans chargés de syntaxe au catalogue de Lulu, et qui sont spécialement vendus aux Etats-Unis, au Canada, au Pakistan et en Indonésie.

Vous avez publié l’Analyse Grammaticale du Coran… Ayant écrit une quinzaine de livres sur la grammaire arabe, j’ai réalisé que je passais à côté du problème puisqu’aucune œuvre ne concernait le Coran, qui est la référence ultime de tout livre de grammaire arabe. Lors de mon séjour à Abu Dhabi, j’ai constaté que l’analyse du Coran faite par les grands grammairiens arabes comportait au moins quinze volumes chacun, et qu’il fallait avoir toute une bibliothèque pour le consulter avec précision. Il était donc important de faire une œuvre sur sa syntaxe. Je me suis alors lancé le défi suivant: pour avoir droit à une place dans ces rayons de bibliothèques, je devrais réussir à faire l’analyse du Coran en un seul volume. Après six mois de recherches, j’ai découvert la méthode et réalisé l’ouvrage.

18

D’un premier dictionnaire de la grammaire arabe par des chartes et des tables aux 40 ouvrages et livres en ligne… trente ans de travail titanesque réalisé par général Antoine El-Dahdah. © Prestige

Vous prônez la création d’une Académie Arabe, à l’instar de l’Académie Française… L’Académie Arabe est une nécessité. A Abu Dhabi, j’ai pensé, à la vue des moyens prestigieux et financiers dont ils disposaient, que c’était le moment opportun de créer un organe capable de sauvegarder la grammaire arabe, alors que des académies nationales avaient été créées à cet effet au Caire, à Bagdad et à Damas, sans résultat. Ces institutions sont formées de fonctionnaires qui n’ont pas une marge de liberté puisqu’ils doivent exécuter ce qui est exigé d’eux. Avec tous les moyens dont dispose la nation arabe, l’on se demande ce qui l’empêche de créer une institution de ce genre.

Que suggérez-vous? Que l’Académie soit installée à Beyrouth, comprenant deux membres par pays arabe, désignés la 1re fois par les pays concernés puis élus par leurs confrères. Ainsi nous pourrons réunir des personnalités culturelles libres de leurs pensées et dotées de larges prérogatives, dans un local digne d’une administration moderne.

Quelle sera sa mission? Sauvegarder la langue arabe, encourager la production culturelle, mettre les moyens modernes notamment électroniques au service de la langue, unifier les règles et les procédures spécialement pour éviter le démantèlement de la langue arabe en corrélation avec la dispersion des zones géographiques…

Qu’est-ce qui a empêché l’évolution de la langue arabe? La langue arabe a échappé à son évolution lors de la révolution industrielle aux XVIe et XVIIe siècles. A cette période, le latin, qui était la langue officielle de l’Europe, a éclaté en cinq ou six langues. Le Roumain ne peut pas comprendre aujourd’hui ce qu’écrit le Portugais. Je crains qu’à l’aube de la révolution électronique la langue arabe n’éclate au moins en quatre systèmes différents dans lesquels le Marocain ne comprendra plus son ami irakien. Ce problème ne peut être résolu par une seule personne, mais par une académie panarabe. Nous avons besoin d’une institution internationale formée de personnalités respectables et libres de leurs pensées, pour réussir à produire des solutions concernant la langue arabe. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, la montagne libanaise était l’unique au niveau du monde arabe à parler en langue arabe et non pas en turc, et à imprimer des livres en lettres arabes. Propos recueillis par Mireille Bouabjian

Zeen is a next generation WordPress theme. It’s powerful, beautifully designed and comes with everything you need to engage your visitors and increase conversions.